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31 juillet 2011 7 31 /07 /juillet /2011 23:55

 

Pour relativiser les lectures faites par les uns et les autres de son film, Une séparation, Asghar Farhadi raconte volontiers une histoire. Un éléphant se retrouve au milieu d'une pièce pleine de gens et plongée dans l'obscurité. Tout le monde est invité à le toucher pour deviner de quoi il s'agit. Celui qui touche une patte a l'impression d'avoir affaire à la colonne d'un temple, celui qui palpe une oreille pensera à une feuille d'arbre tropical, celui qui touche sa trompe vous dira qu'il s'agit d'un saxophone. "Si on allume la lumière, tout le monde s'accorde pourtant sur le fait que c'est un éléphant."

 

Ils ont tous tort, et en même temps ils ont tous raison. Chacun juge en fonction de ses critères personnels, et planent toujours suffisamment d'ombres pour que le regard que l'on porte sur le monde reste partiel, subjectif, engagé. Qui peut se targuer de pouvoir proclamer la vérité, hormis un deus ex machina orchestrant l'évidence du jour après avoir joué des incertitudes de la nuit ?

 

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Certainement pas Asghar Farhadi, dont le film s'articule autour de faits que le scénario laisse longtemps et à dessein irrésolus. A deux reprises, les personnages d'Une séparation se retrouvent devant un juge et plaident à tour de rôle le bien-fondé de leur démarche. Le spectateur est invité à occuper la place de cet arbitre judiciaire et à prendre parti pour l'un puis pour l'autre. La force du film est dans sa capacité à le faire douter, lui faire plusieurs fois changer de camp au fur et à mesure que se déroule l'intrigue.

 

Ces deux situations soulignent l'ambiguïté du titre. Lorsque, d'abord, une femme vient réclamer un divorce et le droit d'amener sa fille de 11 ans, arrangement que son époux Nader lui refuse, il apparaît que la séparation est d'ordre conjugal. La justice déboute l'épouse qui part habiter seule ailleurs. Mais, d'un affrontement privé, Asghar Farhadi saute à un conflit social, donnant à son propos une portée beaucoup plus générale, éminemment politique.

 

Incapable de s'occuper de son vieux père atteint de la maladie d'Alzheimer, Nader doit engager une aide-soignante. Il embauche une mère de famille dans le besoin, qui accepte ce job sans l'accord de son mari, chômeur dépressif, violent, conservateur. Cette femme, Hodjat, qui vient remplir sa tâche flanquée de sa gamine, est d'abord confrontée à un dilemme : le vieillard se pisse dessus, elle doit le changer, le laver, lui ôter son pantalon, ce qui, en regard de ses convictions religieuses et des usages qu'elles impliquent, constitue un péché.

 

Hodjat commet une faute : elle laisse un moment le vieux sans surveillance. Licenciée, elle revient sonner chez son employeur pour être payée de ses heures de travail. Nader, prétextant qu'elle a manqué à ses devoirs, refuse de la dédommager, la repousse sur le palier. Elle tombe dans l'escalier. Elle dépose une plainte. Nader, dit-elle, l'aurait violentée et aurait provoqué une fausse couche.

 

C'est là que l'on se retrouve devant un juge, une seconde fois. Pour démêler l'imbroglio. Nader savait-il qu'elle était enceinte, comme elle l'affirme ? Impossible, clame-t-il, de percevoir une grossesse chez cette femme vêtue d'un tchador. A-t-il réellement provoqué la mort de ce bébé de quatre mois et demi ? Il est menacé de prison...

 

Dès lors, de quelle "séparation" s'agit-il ? Du divorce, ô combien prégnant, entre classe aisée et classe populaire, entre traditions (superstitions, règles islamiques) et modernité (bourgeoisie, désirs d'émancipation). La femme séparée, revenue soutenir un mari dont elle espère un retour de flamme conjugale, paye la caution qui évite à Nader de se retrouver derrière les barreaux. Elle va tenter de négocier avec la femme voilée qui, de son côté, se débat entre mari revanchard et fidélité aux préceptes du Coran.

 

Le film observe (et dénonce) une cascade de mensonges et de petits arrangements. Dépeignant ces conflits exacerbés dans un pays où, détails symboliques de la vie quotidienne, les ordures se déversent dans les escaliers et les employés des stations-service ne rendent pas la monnaie, prenant soin de montrer que ces déchirements claniques se déroulent sous les yeux des enfants effarés, le film se clôt dans l'incertitude du dénouement.

 

Ours d'or 2011 à Berlin, Une séparation fonctionne sur le schéma énigmatique de La Fête du feu, où Asghar Farhadi imposait à une femme de ménage un rôle de témoin dans une dispute entre ses patrons, la femme soupçonnant son mari de la tromper avec la voisine d'en face. Les juges d'Une séparation, comme l'employée de La Fête du feu, sont otages d'un suspense, invités comme nous à adopter un point de vue, puis le point de vue inverse. Asghar Farhadi use des théâtres intimes pour distiller l'idée qu'en Iran le mensonge et la manipulation se pratiquent à tous les niveaux, que les comportements que l'on y impose méritent d'être débattus, contestés.

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Voilà un cinéma hyper-créatif, que la répression inspire. Malgré les mauvaises dispositions d’un régime qui se consume d’interdits, l’Iran mise de toute évidence sur le cinéma, en faisant construire des multiplexes un peu dans tout le pays. Après Téhéran, The Hunter, Les Chats persans, voici un chef-d’œuvre sous tension, sur le couple, la justice et les relations homme-femme. À l’origine d’Une séparation, il y a une image, resurgie du passé sans raison.

 

Celle d’un jeune homme qui lave un vieil homme : en fait, la photo du frère du cinéaste Asghar Farhadi faisant sa toilette à leur grand-père atteint d’Alzheimer. "Mon frère s’est beaucoup occupé de lui. À sa mort, j’ai réalisé à quel point je me sentais coupable de ne pas en avoir fait autant. Parce qu’on a tendance à fuir et à mépriser une vieillesse pesante pour soi et les autres." Surtout, il y a le désir viscéral du cinéaste iranien de témoigner des clivages qui pèsent sur la société de son pays. "On assiste aujourd’hui à une guerre entre les classes. Les foyers relativement aisés tendent vers la modernité, alors que les ménages populaires restent attachés à la tradition et à la religion. L’intervention des institutions dans toutes les sphères de la vie intime explique que, lorsqu’il y a injustice ou que la morale se révèle inefficace, la société perd ses fondements. C’est ce qui a conduit aux mouvements de protestation à Téhéran il y a deux ans."

Les femmes cherchent à retrouver leurs droits

 

Pour Asghar Farhadi, l’impossibilité de communiquer est au centre de tous les problèmes : "On peut chatter avec quelqu’un à l’autre bout du monde, mais on est incapable de dire à sa femme ou à ses enfants ce qu’on a au fond du cœur. Dans cette période de crise, les gens se fabriquent une carapace. Cela rend les rapports humains encore plus complexes et fragiles. On voit ça dans toutes les sociétés, mais c’est beaucoup plus grave en Iran. Les filles et les garçons grandissent dans des milieux hermétiquement séparés et ne se rencontrent qu’à l’occasion du mariage. Vous imaginez l’incompréhension…" Comme dans son film précédent, A propos d’Elly (qui ressortira en salles le 6 juillet avec La Fête du feu), Asghar Farhadi aborde son sujet à travers le prisme de la condition féminine. "L’opinion occidentale a une perception faussée du rôle des femmes en Iran. On les voit comme des prisonnières réduites au silence. Je trouve ça presque insultant. J’ai eu envie de rendre hommage à leur courage. Elles sont souvent plus actives et dans la résistance que les hommes. Elles cherchent à retrouver les droits qui leur ont été confisqués."

"Je reste pour faire bouger les choses"

 

Le réalisateur se veut très réaliste à l’écran. "J’ai dressé un état des lieux le plus détaillé possible de la société iranienne, pour faire comprendre au reste du monde comment fonctionne notre pays. Mais sans donner l’impression de dénoncer, ni faire de compromis." Contourner la censure des mollahs – qui n’a jamais molli – est une chose qu’en Iran on apprend à faire depuis l’enfance, qu’on pratique dans la vie de tous les jours sans même sans s’en rendre compte. "Gamin, quand je voyais ma mère changer de vêtements pour sortir de la maison, je comprenais qu’il existait des limites à notre liberté. Dans mon pays, un cinéaste ne peut pas aborder les sujets qu’il veut. Faire un film, c’est emprunter une route sinueuse : vous êtes au volant et vous devez faire attention de ne pas tomber dans le ravin, au lieu de profiter du paysage. On finit par devenir des conducteurs très habiles!"

 

Les Ours d’or récoltés par le réalisateur au Festival de Berlin – cette année pour Une séparation et, il y a deux ans, pour À propos d’Elly – ne facilitent pas la vie du cinéaste. "Les dirigeants politiques iraniens pensent que si nos films obtiennent une récompense en Occident, c’est qu’il y a anguille sous roche ! Ils voient tous les pays étrangers comme des ennemis, à moins qu’ils n’aient prouvé le contraire." Pas de quoi, pourtant, décourager le réalisateur. "Il y a une phrase en Iran qui dit : 'C’est moi qui ai décidé de ce que je fais, alors je mérite tous les malheurs du monde'. Quand je suis fatigué des difficultés, j’aimerais imiter les Iraniens qui quittent le pays pour trouver une existence plus libre. Mais je suis dans le camp de ceux qui restent pour faire bouger les choses. Il n’y a pas que l’État qui doit changer, il y a aussi les mentalités. Il faut que les Iraniens arrêtent de faire passer leurs bénéfices personnels avant l’intérêt général. Le cinéma a un rôle important à jouer. Les réalisateurs ne doivent plus seulement véhiculer un message, mais faire surgir des questions à travers leurs films. Pour déclencher un processus de pensée chez le spectateur, et donc le citoyen."

 

Barbara Théate - Le Journal du Dimanche

 

 

Une séparation **** d’Asghar Farhadi, avec Leila Hatami, Peyman Moadi, Shahab Hosseini, Sareh Bayat. 2h03. Sortie mercredi.

 

Un Ours d’or, les deux prix d’interprétation pour les acteurs et les actrices du film : Une séparation est une formidable surprise et un chef-d’oeuvre du cinéma iranien. Quitté par sa femme qui veut partir vivre à l’étranger avec leur fille, débordé par son travail, Nader ne peut s’occuper de son vieux père qui, atteint d’Alzheimer, vit sous son toit. Il engage une jeune femme, dont il ignore la grossesse, sans avoir demandé l’accord de son mari. Un jour, l’accusant de vol, il la pousse dans les escaliers. C’est l’engrenage.

 

Une plainte en justice menée tambour battant, l’intervention du mari violent, qui le tient pour responsable de la fausse couche de son épouse, la médiation impossible des religieux, sa femme qui refuse de revenir à la maison, l’enquête de police… Le film de Farhadi est habité par une puissance dramaturgique rare où chaque scène vient contredire ce qu’on croyait acquis. Chronique, drame familial, film de justice mené comme un polar, Une séparation met au jour les tensions exacerbées entre classes sociales – ici une famille privilégiée face à un couple pauvre – qui opposent et fracturent la société iranienne. Une oeuvre impressionnante de maîtrise, d’intelligence et universelle, qui nous éclaire et nous tient en haleine à chaque instant. Danielle Attali

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