Des hommes, roman, 2009,
Ils ont été appelés en Algérie au moment des « événements », en 1960. Deux ans plus tard, Bernard, Rabut, Février et d'autres sont rentrés en France. Ils se sont tus, ils ont vécu leurs vies.
Mais parfois il suffit de presque rien, d"une journée d’anniversaire en hiver, d’un cadeau qui tient dans la poche, pour que, quarante ans après, le passé fasse irruption dans la vie de ceux qui ont cru pouvoir le nier.
L'auteur :
Laurent Mauvignier est né à Tours en 1967. Diplômé des Beaux-Arts en Arts Plastiques (1991).
Il publie son premier roman aux Éditions de Minuit en 1999. Depuis, tous ses livres ont été publiés chez le même éditeur :
Loin d’eux (1999),
Apprendre à finir (2000),
Ceux d’à côté (2002),
Seuls (2004),
Dans la foule (2006),
Des hommes (2009),
un dialogue, Le Lien (2005), Dans la foule (2006),
Des hommes (2009),
Ce que j'appelle oubli (2011),
théâtre, Tout mon amour (2012)
Ses romans s’essayent à circonscrire le réel mais se heurtent à l’indicible, aux limites du dire. Une langue qui tente de mettre des mots sur l’absence et le deuil, l’amour ou le manque, comme une tentative de vouloir retenir ce qui nous file entre les doigts, entre les ans.
critique Magazine Litteraire
Laurent Mauvignier, avec Des hommes, ouvre la plaie de la guerre d’Algérie.
Roman après roman, les catastrophes bouleversant les vies des personnages de Laurent Mauvignier gagnent en ampleur. Apprendre à finir (prix du Livre Inter 2001) déroulait le monologue d’une femme qui ne se résignait pas à la dissolution de son couple. Dans la foule (2006) faisait entendre, en une polyphonie virtuose, les voix d’hommes et de femmes spectateurs, victimes ou coupables du drame du Heysel, avant, pendant et bien après les mortelles bousculades qui firent quelque trente-neuf morts et six cents blessés. Des hommes, l’un des plus beaux ouvrages qu’il nous ait été donné de lire en cette rentrée, s’intéresse pour sa part au traumatisme et aux traumatisés de la guerre d’Algérie. Longtemps désigné sous le terme des « événements », comme si on espérait que cette dénomination lui permettrait de basculer discrètement dans les oubliettes de l’histoire, ce conflit, revenu au premier plan à l’occasion de l’apposition en 2001 d’une plaque sur le pont Saint-Michel à la mémoire des Algériens tués à Paris le 17 octobre 1961, de la reconnaissance par Jacques Chirac la même année d’une « dette d’honneur » à l’égard des harkis, ou de films tels que Nuit noire ou L’Ennemi intime, sert de toile de fond à plusieurs ouvrages paraissant cet automne, dont L’Aimé de juillet de Francine de Martinoir (lire p. 27), La Chambre de la vierge impure d’Amin Zaoui, ou encore Le Rapt d’Anouar Benmalek (lire p. 32) – comme si la littérature s’engouffrait dans la brèche d’une mémoire ravivée aujourd’hui après avoir été occultée des années durant.
Découpé en plusieurs chapitres/séquences intitulés «Après-midi», «Soir», «Nuit», «Matin» et architecturés à la manière d’un montage cinématographique, Des hommes se déroule apparemment sur vingt-quatre heures – le temps prescrit pour une tragédie –, en réalité sur quatre décennies, un vaste mouvement de flash-back s’amorçant à l’arrivée de la « Nuit ». Tout commence de nos jours lors d’une fête d’anniversaire organisée en l’honneur de Solange. Surgit le frère, un pauvre bougre surnommé « Feu-de-Bois » tant l’odeur de crasse, de vin et de charbon de bois qui émane de lui a effacé Bernard, l’homme qu’il fut autrefois. Son comportement, entre égarement et agressivité raciste, crée le scandale, amenant le narrateur, son cousin Rabut, à se remémorer des souvenirs qu’il a longtemps repoussés, voire reniés. Avec la « Nuit » s’opère un basculement à la fois géographique, temporel et narratif : nous voilà en Algérie quarante ans plus tôt, alors que la guerre bat son plein. Rabut cesse d’être notre guide et témoin pour devenir un protagoniste parmi d’autres, engagé tout comme Bernard au sein d’un conflit qui refuse de s’avouer comme tel. C’est au cours de ces quelques mois d’épreuves que réside la clé expliquant la conduite de Feu-de-Bois, si bien que, lorsque au « Matin » nous revenons au présent et au récit de Rabut, le regard que nous posons sur ce dernier comme sur Bernard/Feu-de-Bois, et l’incident du premier chapitre, change du tout au tout.
On avait déjà pu admirer la maîtrise de Laurent Mauvignier dans l’orchestration des points de vue avec Dans la foule, où les monologues de Geoff, de Jeff, de Gabriel, de Tana s’entrelaçaient en un choeur éclairant le drame du Heysel sous plusieurs facettes, composant une sorte de mosaïque croisant les nationalités et les histoires de chacun. L’emboîtement de narrations, qui donne à Des hommes toute sa puissance et sa subtilité, est pareillement remarquable. Si la voix de Rabut domine au début et à la fin du texte, la narration omnisciente de la « Nuit » fait apparaître une multitude de personnages qui se relaient dans la prise de parole : Châtel, qui ne supporte pas les exactions auxquelles il est forcé de participer, Nivelle, qui n’hésite pas à tirer une balle dans la tête d’un jeune garçon lors de la fouille d’un village, Abdelmalik et Idir, les deux harkis déchirés, Bernard, bien sûr, qui a rencontré la fille d’un riche colon, Mireille, et rêve d’un avenir avec elle, et d’autres, encore, qui sont amenés à parler tout haut ou tout bas, ajoutant chacun sa pierre au tombeau terrible et sublime dressé par Laurent Mauvignier aux nondits de la guerre d’Algérie.
Car c’est bien le silence qui est au coeur de l’histoire que nous conte l’auteur. Silence des autorités pour commencer. Silence de ceux qui, tel Rabut, n’ont eu de cesse, une fois revenus chez eux, d’effacer ce qu’ils avaient vécu, « de se taire, de montrer les photos, oui, du soleil, beaux paysages, la mer, les habits folkloriques et des paysages de vacances pour garder un coin de soleil dans la tête, mais la guerre, non, pas de guerre, il n’y a pas eu de guerre ». Silence de ceux qui, tel Bernard, ne se remettront jamais des « événements », au point d’oublier qui ils étaient pour renaître en perdants amers, désespérés, murés dans l’impossibilité d’exprimer leur douleur. Silence de ceux qui sont morts là-bas, aussi, et puis de ceux qui vous accueillent à votre retour, qui ne savent pas trop comment s’adresser à vous et ne s’attardent pas. Silence enfin entre Rabut et Bernard, plus intime cette fois-ci, les non-dits collectifs se confondant dans Des hommes avec les secrets familiaux, l’incommunicabilité s’étageant sur plusieurs niveaux, comme une chape implacable isolant chacun des personnages et le condamnant à poursuivre son existence en fantôme de celui qu’il fut.
Laurent Mauvignier sait donner corps à l’absence, au blanc, comme à ce qui se tient tapi dans l’ombre, ce fatum menaçant, pareil à ces rebelles introuvables village après village, et ne laissant d’autre trace que l’image d’un cadavre sauvagement torturé avec cette inscription : « Soldats français, vos familles pensent à vous, retournez chez vous. » Mais il sait tout autant nous plonger au coeur des choses, nous faire partager le quotidien d’une troupe, « le vacarme des appels crachés des haut-parleurs, les ricanements, jérémiades, engueulades, et ces affreux lits superposés où grouillent des punaises, des puces, des morpions aussi […] », et nous donner à voir une horreur vécue, tout au long de saynètes incarnant très concrètement les inextricables noeuds d’un combat où tous sont à la fois victimes et bourreaux, innocents et coupables, pris dans un engrenage que rien ne peut arrêter, jusqu’à l’acmé que nous ne dévoilerons pas et qui plane sur l’ensemble du roman comme un point d’orgue, un trou noir où est né Feu-de-Bois et où est mort Bernard. L’auteur de Dans la foule aime à suivre chacune des ramifications d’un traumatisme, qu’il soit amoureux ou familial, intime ou collectif. Ses conséquences immédiates, parfois spectaculaires, et puis les autres, qui couvent sous la cendre, pareilles à des braises qu’un simple coup de vent peut transformer en incendie. Auscultant chacune des émotions et des contradictions de ses personnages, Laurent Mauvignier se glisse dans leur coeur et leur esprit en sismologue des âmes blessées, suivant l’onde de choc de ce qui les a meurtries non tant pour leur apporter un impossible apaisement que pour mettre au jour le fil à même de nous guider dans le labyrinthe de leurs pensées, de leurs souffrances, de leurs regrets – en un mot, de leur humanité.
Minh Tran Huy
Le Magazine Littéraire - Septembre 2009